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Un déluge de feu accueillit le Stonewall Jackson lorsqu’il arriva à environ 300 yards du pousseur. Les balles miaulaient, arrachant des éclats de bois blanc au bastingage, dévastant les cabines et ricochant sur la cloche de cuivre du vieux steamer. L’immense vitre de la timonerie se désintégra. Le capitaine Belcheron fut à demi assommé par un projectile qui lui effleura le crâne, traçant un sillon sanglant au milieu de ses cheveux blancs. Sa vue se brouilla mais il s’accrocha à la roue avec une détermination farouche, lâchant un jet de salive au Juge.
Le joueur de calliope, protégé par une forêt de tuyaux de cuivre, se mit à taper Yellow Rose of Texas avec de plus en plus de fausses notes au fur et à mesure qu’apparaissaient des trous dans les sifflets à vapeur.
Sur le pont principal, le major Laroche et son régiment, ainsi que Pitt et Giordino, étaient accroupis à l’abri des balles de coton qui formaient un solide rempart protecteur. La zone découverte des chaudières, située derrière le grand escalier, fut la plus touchée. Deux des chauffeurs furent blessés tandis que des jets de vapeur brûlante s’échappaient des conduites transpercées. McGeen ôta son chapeau du manomètre. L’aiguille était toujours dans le rouge. Il poussa un profond soupir de soulagement. C’était un miracle que rien n’eût explosé. Les rivets des chaudières semblaient sur le point de lâcher et il s’empressa d’ouvrir les valves pour diminuer cette énorme pression en prévision de la collision toute proche.
Les larges roues à aubes du Stonewall Jackson l’entraînaient encore à plus de 30 kilomètres à l’heure. S’il devait disparaître, il ne finirait pas comme les autres à pourrir dans quelque bayou oublié. Il était né dans la légende et mourrait dans la légende.
Ignorant les vagues qui fouettaient son étrave, le torrent de plomb qui martyrisait ses fragiles superstructures, il fonçait, courageux et fier.
Lee Tong, médusé, regardait approcher ce vapeur d’une autre époque. Il se tenait devant une écoutille ouverte et lâchait rafale après rafale en direction de l’assaillant dans l’espoir de toucher quelque partie vitale. Mais autant essayer d’arrêter un éléphant qui charge avec une carabine à air comprimé.
Il posa son Steyr-Mannlicher pour saisir ses jumelles, Il ne vit personne derrière les balles de coton. La cabine de pilotage, criblée de balles, paraissait elle-même abandonnée. La plaque portant en lettres d’or le nom du navire était toute tordue et il ne put en déchiffrer qu’une partie : Jackson.
L’avant camus était pointé sur le flanc bâbord du pousseur. Lee Tong s’efforçait de réfléchir. Tout cela n’était qu’une manœuvre futile, désespérée, une dernière tentative pour gagner du temps, rien d’autre. Bien qu’imposant par sa taille, ce vieux steamer ne parviendrait jamais à endommager la coque en acier de son bateau.
Il reprit son arme, inséra un nouveau chargeur et concentra son tir sur la timonerie.
Sandecker et Metcalf regardaient eux aussi.
Ils étaient fascinés par la noblesse de ce geste vain et superbe. On avait essayé de contacter le vapeur par radio, mais sans résultat. Le capitaine Belcheron était trop occupé pour répondre.
Metcalf appela le lieutenant Grant.
« Descendez un peu », ordonna-t-il.
Le pilote s’exécuta et passa plusieurs fois au-dessus des bateaux en virant sur l’aile. Les vues du pousseur étaient très nettes. Ils comptèrent près de trente hommes en armes. Le paquebot fluvial, par contre, était entouré d’un nuage de fumée et de vapeur.
« La collision va le réduire en miettes, fit l’amiral en secouant la tête.
— C’est courageux, mais inutile, murmura le général.
- Il faut reconnaître qu’eux, au moins, ils tentent quelque chose.
— C’est juste. Nous ne pouvons pas leur retirer cela. »
Sandecker se leva brusquement de son fauteuil.
« Regardez ! s’exclama-t-il le bras tendu. Là où le vent a dissipé la fumée !
— Qu’est-ce que c’est ?
— On dirait des canons, non ? »
Metcalf s’avança.
« Bon sang, vous avez raison ! Ils semblent sortis tout droit d’un musée. »
A 200 yards, Laroche brandit son sabre en s’écriant :
« Batteries une et deux, pointez et chargez vos canons !
— Batterie une en place.
— Batterie deux également, major.
— Feu ! »
Les artilleurs actionnèrent les cordons tire-feu et les deux antiques canons crachèrent leur chargement de roulements à billes dans un tonnerre assourdissant. La première bordée transperça littéralement la coque du pousseur, ravageant les cuisines. Quant à la seconde, elle atteignit de plein fouet la timonerie, emportant la tête du capitaine Pujon ainsi que la moitié de la roue. Surpris par cette attaque inattendue, les hommes de Lee Tong hésitèrent quelques instants puis, se reprenant, réagirent avec une férocité accrue, concentrant leur tir sur les bouches des canons qui dépassaient d’entre les balles de coton.
Les servants reculèrent en hâte les pièces pour les recharger. Les projectiles passaient en sifflant au-dessus d’eux. Un homme fut touché au cou, mais en moins d’une minute, ils furent prêts.
« Visez les câbles ! » cria Pitt.
Laroche acquiesça. La salve balaya l’avant du pousseur, provoquant d’importants dégâts, mais sans réussir à détacher la barge.
Calmement, avec un mépris presque total du danger, les soldats amateurs levèrent leurs mousquets à un coup.
Moins de 200 mètres séparaient les deux bâtiments quand Laroche brandit à nouveau son sabre :
« Premier rang en position ! Feu ! »
Un torrent de flammes et de fumée jaillit du Stonewall Jackson et une nuée de balles Minié s’abattit sur le pousseur. L’effet fut dévastateur. Les vitres de tous les hublots explosèrent, des éclats métalliques furent projetés dans les airs et plusieurs hommes tombèrent tandis que le pont se couvrait de sang.
Sans laisser le temps aux tueurs de Lee Tong de récupérer, Pitt les arrosa d’une rafale de sa Thompson.
Giordino, accroupi derrière une balle de coton, attendait d’être à bonne distance pour faire usage de son revolver et, fasciné, regardait les deuxième et troisième rangs recharger les mousquets par le canon.
Les Confédérés provoquaient des ravages. Les salves se succédaient avec rapidité. Une épaisse fumée donnait un caractère presque irréel à la scène tandis que les cris des blessés ponctuaient le fracas des armes. Laroche, grisé par la fièvre du combat, tonnait et jurait à pleins poumons, exhortant ses hommes à viser plus juste et à tirer plus vite.
Une minute passa, puis deux, puis trois. La bataille faisait rage. Un incendie éclata sur le Stonewall Jackson.
Les flammes dévoraient les boiseries et, dans le poste de pilotage, le capitaine Belcheron, le visage en sang, actionnait comme un fou la sirène en hurlant ses ordres à McGeen par le porte-voix qui le reliait à la salle des machines. Les hommes, soudain, cessèrent le feu pour se préparer à la collision imminente.
Un étrange silence régnait sur le paquebot fluvial. Le calliope s’était tu et plus personne ne tirait.
Le Stonewall Jackson éperonna le pousseur par le milieu. Le choc renversa la barricade de balles de coton tandis que l’avant du vapeur s’écrasait dans un enchevêtrement de planches et de poutres. Les deux cheminées oscillèrent puis s’effondrèrent, projetant une pluie d’étincelles et un épais nuage de suie sur les combattants à nouveau engagés dans une lutte sanglante. On faisait feu à bout portant. Les cordes soutenant les passerelles brûlaient et celles-ci s’abattaient sur le pont du pousseur pareilles à des griffes géantes unissant les deux bateaux dans une même étreinte.
« Baïonnettes au canon ! » rugit Laroche.
Un homme brandit le drapeau du régiment. On rechargea les mousquets et on fixa les baïonnettes. Le joueur de calliope avait repris son poste et les notes de Dixie retentissaient à nouveau.
Pitt était stupéfait. Personne ne paraissait éprouver la moindre peur et tous cédaient à une véritable folie meurtrière collective. Il avait l’impression d’avoir fait un brusque saut dans le passé.
Laroche mit son chapeau d’officier sur la pointe de son sabre puis le leva en criant :
« 6° de Louisiane ! En avant ! »
Hurlant tels des démons surgis du centre de la terre, les diables en uniforme gris se précipitèrent à l’abordage. Laroche fut touché au menton et au genou, mais cela ne suffît pas à l’arrêter. Pitt les couvrit avec la Thompson puis, quand il se trouva à court de munitions, il abandonna la mitraillette sur une balle de coton et se lança derrière Giordino qui bondissait sur une passerelle, soulageant sa jambe blessée et tirant dans toutes les directions avec son revolver. McGeen et ses chauffeurs suivaient, brandissant leurs pelles comme des massues.
Les hommes de Bougainville ne ressemblaient en rien à leurs assaillants. C’étaient des mercenaires, des individus impitoyables qui ne faisaient pas de quartiers et qui n’en espéraient pas pour eux-mêmes, mais ils n’étaient pas préparés à cette furieuse attaque des Sudistes et ils commirent l’erreur de quitter la protection des cloisons en acier pour les affronter.
Le Stonewall Jackson était en flammes. Les artilleurs lâchèrent une dernière bordée sur le pousseur. La charge sectionna les câbles de la barge. Les deux bateaux d’acier, sous le choc de la collision avec le vapeur, s’étaient mis en travers de son avant épaté.
Le 6° de Louisiane combattait à la baïonnette tout en continuant à tirailler. Les corps à corps étaient de plus en plus nombreux. Aucun de ces soldats de fortune ne flanchait ils allaient à la bataille avec une sorte de témérité aveugle, trop pris dans cette incroyable aventure pour avoir seulement peur.
Giordino ne sentit rien. Il pénétrait résolument dans les quartiers de l’équipage, visant une silhouette qui s’enfuyait quand il tomba soudain à plat ventre, le tibia de sa jambe valide fracturé par une balle.
Pitt le saisit sous le bras et le traîna dans une coursive déserte.
« Je te rappelle que tu n’es pas en acier blindé, fit-il.
— Où étais-tu passé ? demanda son adjoint avec une grimace de douleur.
— Je restais un peu en arrière. Je n’ai plus d’arme. »
Giordino lui tendit le Le Mat.
« Tiens, prends ça. Moi, je suis sur la touche pour un petit bout de temps. »
Pitt prit le revolver, lançant avec un sourire d’excuse :
« Désolé de t’abandonner, mais il faut que j’aille voir ce qui se trame sur cette barge. »
Giordino ouvrit la bouche pour répliquer par quelque remarque désinvolte, mais son ami avait déjà disparu.
Dix secondes plus tard, Pitt enjambait les débris à l’avant du pousseur. Il arrivait à temps. La barge s’était déjà éloignée de quelques mètres. Une tête apparut par une écoutille et une rafale claqua. Pitt entendit les balles siffler à ses oreilles. Il se baissa et se laissa tomber à l’eau.
Vers l’arrière, les marins de Bougainville luttaient encore, mais ils finirent par succomber sous les assauts des tuniques grises. Les cris et les coups de feu s’espacèrent pour cesser tout à fait. Le drapeau confédéré fut hissé au mât de radio. La victoire était totale.
Les soldats amateurs du 6° régiment de Louisiane s’étaient conduits en braves. C’était sans doute étonnant, mais aucun d’eux n’avait péri au cours de la bataille. Il y avait dix-huit blessés, dont deux assez gravement. Laroche s’avança en titubant sous les vivats de ses hommes et s’assit lourdement sur le pont à côté de Giordino. Les deux valeureux combattants se serrèrent la main.
« Félicitations, major, fit Giordino. Vous avez gagné la partie. »
Un large sourire illumina le visage ensanglanté de Laroche.
« Nom de Dieu, on les a drôlement eus ! »
Lee Tong vida son chargeur en direction de la silhouette dressée à l’avant du pousseur. Il la vit tomber à l’eau puis, accroupi devant l’écoutille, il regarda le drapeau sudiste se déployer dans le vent.
Il acceptait avec une sorte de détachement ce désastre imprévisible qui avait ruiné un projet si soigneusement conçu. Ses hommes étaient soit morts, soit prisonniers et le bateau sur lequel il avait compté s’enfuir avait été coulé, Il n’était pourtant pas disposé à céder devant ces ennemis inconnus et il demeurait bien déterminé à exécuter le marché que sa grand-mère avait passé avec Moran. Il réfléchirait plus tard aux moyens d’évasion possibles.
Il descendit l’échelle de la cage d’ascenseur menant au laboratoire puis longea le couloir principal jusqu’à la pièce où se trouvaient les caissons d’isolation, Il entra puis examina le corps reposant dans le premier par le panneau transparent. Vince Margolin lui rendit son regard, trop assommé par les drogues qui lui avaient été administrées pour réagir ou comprendre.
Le Coréen se dirigea alors vers le second cocon et se pencha sur le visage endormi de Loren Smith. Bourrée de sédatifs, elle était plongée dans un profond sommeil. C’était dommage de devoir la supprimer, mais il ne pouvait pas se permettre de la laisser vivre pour témoigner. Il ouvrit le couvercle et lui caressa les cheveux, la contemplant à travers ses paupières mi-closes.
Il avait tué d’innombrables hommes, oubliant aussitôt leurs traits. Mais ceux des femmes, par contre, persistaient dans son souvenir, Il se rappelait la première, il y avait si longtemps sur ce tramp au milieu du Pacifique, et son expression horrifiée qui le hantait encore tandis que, nue et enchaînée, elle passait par-dessus bord.
« C’est pas mal chez vous, lança une voix depuis le seuil de la pièce. Mais vous devriez faire réparer l’ascenseur. »
Lee Tong pivota et, bouche bée, fixa cette apparition dégoulinante d’eau qui braquait sur lui une arme d’un autre âge.
« Vous ! » s’exclama-t-il avec stupéfaction.
Le visage de Pitt, hagard, creusé de fatigue, couvert d’une barbe de plusieurs jours, s’éclaira d’un sourire moqueur.
« Lee Tong Bougainville. Quelle surprise !
— Vous êtes vivant !
— Bravo pour vos dons d’observation !
— Et c’est vous qui avez organisé tout ça, ces fous dans leurs vieux uniformes, le vapeur à roues…
— C’est le mieux que j’ai pu trouver sous l’inspiration du moment », fit Pitt d’un ton d’excuse.
Lee Tong s’était déjà remis du choc initial et il posa lentement son doigt sur la détente du Steyr-Mannlicher qu’il tenait toujours à la main, pointé vers le sol.
« Pourquoi vous êtes-vous acharné contre ma grand-mère et moi, Mr Pitt ? lança-t-il pour gagner du temps. Pourquoi avez-vous décidé la mort de la Bougainville Maritime ?
— On croirait entendre Hitler demandant pourquoi les Alliés ont envahi l’Europe. En ce qui me concerne, c’est parce que vous êtes responsable de la mort d’une amie.
— Qui ?
— Peu importe, répondit Pitt avec indifférence. Vous ne l’avez jamais rencontrée. »
L’Asiatique releva le canon de son arme et pressa la détente.
Pitt fut plus rapide que lui, mais Giordino avait utilisé la dernière cartouche et le chien claqua sur le vide. Il se figea dans l’attente de la balle qui allait le frapper.
Elle ne vint pas.
Lee Tong avait oublié d’insérer un nouveau chargeur après avoir vidé le précédent sur la silhouette de Pitt. Il abaissa son fusil, les lèvres étirées sur un sourire énigmatique.
« Il semble que nous soyons à égalité, Mr. Pitt.
— Pour le moment, du moins, répliqua celui-ci en réarmant Le Mat toujours braqué sur Lee Tong. Mes hommes vont arriver d’une minute à l’autre. »
Le Coréen soupira.
« Dans ce cas, il ne me reste plus qu’à me rendre et à attendre mon arrestation.
— Vous n’aurez pas l’honneur d’un procès. »
Lee Tong ricana :
« Ce n’est pas à vous d’en décider. De plus, vous n’êtes pas en position de… »
Il fit brusquement pivoter son arme et, l’empoignant par le canon, la brandit comme une massue. La crosse s’abattait déjà vers le crâne de Pitt quand celui-ci pressa la détente de son revolver, hachant littéralement la gorge de son ennemi d’une décharge de chevrotines. L’homme vacilla un instant puis, lâchant son fusil, recula jusqu’à la cloison avant de s’effondrer lourdement au sol.
Pitt ne s’occupa pas de lui. Il arracha le couvercle du caisson où reposait Loren, puis il la souleva doucement pour la porter vers l’ascenseur. Il rétablit les coupe-circuits, mais les moteurs refusèrent de répondre lorsqu’il appuya sur le bouton.
Il ne pouvait pas savoir que les générateurs fournissant l’électricité de la barge étaient en panne de carburant et que seule fonctionnait la batterie de secours assurant l’éclairage. Il fouilla dans une armoire métallique et trouva une corde qu’il passa sous les bras de la jeune femme. Puis il entra dans la cabine, ouvrit la trappe, s’y glissa et commença à grimper l’échelle, tenant la corde dans une main.
Ensuite, lentement, avec un luxe de précautions, il hissa Loren toujours évanouie jusqu’en haut de la cage puis l’étendit sur les tôles rouillées du pont. Hors d’haleine, il prit un instant pour récupérer avant de regarder autour de lui. Le Stonewall Jackson continuait à brûler, mais l’incendie était maintenant combattu avec les lances du pousseur. A environ 2 milles à l’ouest, une vedette blanche des garde-côtes fendait les vagues dans leur direction tandis qu’au sud apparaissait le kiosque d’un sous-marin nucléaire.
Pitt attacha Loren à un taquet pour qu’elle ne risquât pas de glisser à la mer, puis il redescendit. Lorsqu’il pénétra de nouveau dans la salle d’isolation, Lee Tong avait disparu. Une traînée de sang courait dans le couloir jusqu’à une écoutille ouverte conduisant aux cales.
L’Américain ne vit aucune raison de perdre de précieuses minutes à se lancer à la poursuite d’un criminel agonisant et il s’occupa du vice-président.
Il n’avait pas fait deux pas qu’une énorme explosion le soulevait et l’envoyait s’écraser contre une cloison. Le choc lui coupa le souffle et, à demi assommé, il n’entendit pas la mer s’engouffrer par une large brèche creusée dans la coque de la barge.
Il se remit péniblement debout ne sachant plus très bien où il était. Puis, tandis que le voile qui lui brouillait la vue se déchirait, il comprit ce qui s’était passé. Lee Tong avait fait sauter une charge d’explosifs avant de mourir et l’eau arrivait déjà à hauteur de la coursive.
Il s’avança en titubant dans la pièce. Le vice-président leva les yeux à son approche et tenta de dire quelque chose mais, sans lui en laisser le temps, Pitt le souleva, le jeta en travers de ses épaules et se dirigea lourdement vers l’ascenseur.
Il avait de l’eau jusqu’aux genoux et savait que la barge risquait maintenant de sombrer d’une seconde à l’autre. Lorsqu’il atteignit la cage, le niveau avait encore monté et il était obligé de nager autant que de marcher. Il était trop tard pour répéter l’opération de la corde qui avait si bien réussi avec Loren. Il hissa Margolin par la trappe, le saisit sous les aisselles et se mit à grimper les barreaux de fer en direction du petit carré de ciel bleu qui lui paraissait à des kilomètres de là.
Il se rappela soudain qu’il avait attaché Loren sur le pont pour l’empêcher de tomber à la mer. Il réalisa avec horreur que la barge en coulant l’entraînerait vers une mort certaine.
L’écume, implacable, le talonnait. Il puisait dans ses dernières forces, faisait appel à toute sa volonté pour sauver la vie de Loren et de Margolin. Il avait l’impression qu’on cherchait à lui arracher les bras. Des taches noires dansaient devant ses yeux et des éclairs de souffrance fulgurante lui traversaient la poitrine.
Sa main glissa sur la rouille d’un barreau. Il faillit lâcher prise et se laisser engloutir par les flots qui bouillonnaient sous lui. Il aurait été si facile d’abandonner cette lutte désespérée pour plonger dans l’oubli et soulager les tortures infligées à son corps. Mais il tenait bon. Centimètre par centimètre, il progressait tandis que Margolin se faisait de plus en plus pesant.
Un bruit sourd s’éleva soudain. Certainement le sang qui lui battait les tempes. La mer enserrait maintenant ses chevilles. La barge frémit. Elle allait sombrer.
C’était l’enfer. Une silhouette noire, menaçante, se dressait au-dessus de lui. Il tendit le bras. Une main se referma sur son poignet.